Texte intégral de "la dent d'or"
Chapitre quatrième
Il serait difficile de rendre
raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir
recours aux démons ; mais aussi tout cela est-il bien vrai ?
Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est
vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent
naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais
enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
Ce malheur arriva si plaisamment
sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis
m’empêcher d’en parler ici.
« En 1593, le bruit courut que, les dents
étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il lui en était venu une
d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine
dans l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et
prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle
avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par
les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent
aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent d’or ne
manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit l’histoire. Deux ans après,
Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de
la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre
grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y
ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux
ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut
examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent, avec
beaucoup d’adresse : mais on commença par faire des livres, et puis on
consulta l’orfèvre. »
Rien n’est plus naturel que d’en
faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de
notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue,
que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut
dire que, non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais
que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.
De grands physiciens ont fort
bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en
été. De plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas.
Les discussions historiques sont
encore plus susceptibles de cette sorte d’erreur. On raisonne sur ce qu’ont dit
les historiens ; mais ces historiens n’ont-ils été ni passionnés, ni
crédules, ni mal instruits, ni négligents ? Il en faudrait trouver un qui
eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué.
Surtout quand on écrit des faits
qui ont liaison avec la religion, il est assez difficile que, selon le parti
dont on est, on ne donne à une fausse religion des avantages qui ne lui sont
point dus, ou qu’on ne donne à la vraie de faux avantages dont elle n’a pas
besoin. Cependant on devrait être persuadé qu’on ne peut jamais ajouter de la
vérité à celle qui est vraie, ni en donner à celles qui sont fausses."
Histoire des oracles, Fontenelle; 1687